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⁜  Art et intelligence artificielle

L’intelligence artificielle appliquée à l’art fait parler d’elle depuis quelques années, mais un point de basculement a récemment été atteint avec la mise aux enchères chez Christie’s d’une œuvre créée par algorithme. Cette nouveauté artistique autant que sociétale pose la question du procédé autant que celle de la paternité, dans un monde où le numérique tend à se démocratiser sans retenue. Le collectif parisien Obvious, auteur de l’œuvre mise aux enchères, et Mario Klingemann, artiste en résidence à Google Arts & Culture, comblent nos glitches.

Du cheeseburger au LSD

Peut-être l’intelligence artificielle sera-t-elle un jour assez développée pour donner sa propre définition d’elle-même, mais en attendant les débats sont aussi nombreux autour du sujet que ses exploitations contemporaines. À l’échelle de notre société, les avancées sont fulgurantes dans tous les domaines, y compris l’imagerie : en témoignent des exemples aussi farfelus que les progrès bouleversants, en deux ans à peine, d’une intelligence artificielle à générer une image de cheesburger. Heureusement, sous ses aspects adipeux, cette fantaisie algorithmique cache le projet d’une exploitation plus sérieuse et à plus grande échelle s’étendant jusqu’au design ou même à l’art. DeepMind, aujourd’hui la propriété de Google, est l’entreprise derrière cette technologie qui vise à « résoudre l’intelligence » (entendez : comprendre le cerveau humain pour en exploiter les réseaux neuronaux) en s’appuyant sur l’apprentissage profond (ou deep learning) et les neurosciences des systèmes pour élaborer des algorithmes d’apprentissage automatique. Cette analogie avec les sciences neuronales est le fondement même des intelligences artificielles, y compris dans la production d’images : un autre projet de Google, DeepDream, s’appuie sur un réseau neuronal convolutif et des algorithmes pour transformer complètement des images en paréidolies psychédéliques. La rumeur voudrait même que ces déformations algorithmiques s’apparentent à certaines hallucinations sous LSD. Ainsi donc, l’intelligence artificielle serait d’ores et déjà en mesure de simuler sa propre extase pour sublimer son inconscient ? Si la question de l’auteur fait encore débat avec tant d’intervenants à qui attribuer une paternité, le marché de l’art, lui, n’a pas attendu pour prendre les devants sur cette potentielle avant-garde, puisqu’une première œuvre du collectif français Obvious s’est vendue chez Christie’s le 25 octobre dernier pour 432 500 $, soit près de 45 fois l’estimation haute.

Peut-on vraiment parler d’intelligence artificielle ?

« C’est un mot apprécié des médias, et au sujet duquel tout le monde pense savoir de quoi il parle », assène Mario Klingemann, « parce que machine learning [ou apprentissage automatique, ndt] et deep learning ne sont pas aussi sexy. » L’IA reste en effet un vaste sujet fourre-tout, et les artistes préfèrent prendre de la distance avec l’occurence à géométrie variable, comme le collectif panGenerator interrogé plus loin dans ce magazine. De quoi parle-t-on dans ce cas ? « Un algorithme », précise Hugo du collectif Obvious, « ou un ensemble d'algorithmes, qui a pour but d'imiter l'intelligence humaine. »
Plus spécifiquement, il existe plusieurs façons d’exploiter un réseau qualifié de « neuronal » pour son analogie avec le cerveau humain. L’une d’elles prend la forme de réseaux antagonistes qui permettent de générer un art visuel en complète autonomie. Si d’aucuns ont avancé le terme d’aléatoire, en réalité rien n’est laissé au hasard, mais plutôt à la capacité d’apprentissage de ces réseaux dont le système génératif s’appuie sur un algorithme en deux parties, composé d’un générateur et d’un discriminateur. C’est Robbie Barrat, un tout jeune chercheur en informatique biomédicale, qui le premier a constitué un réseau neuronal antagoniste pour écrire des morceaux de rap comme Kanye West, avant de tourner ses compétences vers l’imagerie et de créer les premières œuvres d’art (des nus, imaginez le buzz) générées par son algorithme. Ce modèle est expliqué par Obvious, qui s’est inspiré des travaux de Barrat pour créer ses propres œuvres : « Le générateur analyse la base de données d'images, et en déduit des caractéristiques communes qu'il tente de reproduire. Le discriminateur évalue les résultats du générateur, et tente de les discerner des œuvres originelles du dataset. Le processus itératif d'entraînement s'achève lorsque le discriminateur ne parvient plus à faire la différence entre les œuvres du dataset et celles créées par le générateur. »
Le GAN (generative adversarial network) fonctionne donc en s’appuyant sur des bases de données préexistantes, c’est l’apprentissage automatique qui est ici au cœur du processus créatif, et cela pose certaines contraintes : « Nous sommes limités par la disponibilité des données (il faut un très grand nombre d'images pour créer avec ces algorithmes), et par la puissance de calcul que nous avons à notre disposition (nous aimerions expérimenter avec des modèles encore plus puissants). » Mais si on questionne l’originalité des œuvres produites de cette façon en soulevant l’hypothèse d’une certaine répétitivité, le collectif réfute, arguant que « les possibilités sont très larges, et la répétitivité peut être évitée par l'inventivité de l'artiste qui utilise ces modèles. Il existe également de nombreuses manières de jouer avec ces outils. » Le constat est le même pour Mario Klingemann, qui va jusqu’à avancer que « c’est bien moins répétitif que beaucoup d’œuvres faites à la main, puisqu’on est limités par notre motricité et notre capacité d’apprentissage », et d’ajouter que « travailler avec du code et des réseaux neuronaux est un savoir-faire qui demande de la pratique. »

La question de la paternité

En définitive, qui est l’auteur ? L’algorithme, son concepteur ou l’artiste qui l’exploite ? Pour sa première œuvre mise aux enchères en octobre dernier, Obvious s’est amusé à alimenter le débat en signant de la formule algorithmique à l’origine de l’œuvre baptisée Portrait d’Edmond Belamy. Pour Mario Klingemann, en revanche, la question ne fait aucun doute, même si elle lui a été posée de nombreuses fois. L’artiste, c’est lui : « Que ces réseaux neuronaux soient des machines complexes n’en fait pas des artistes. Un appareil photo est une machine complexe […] mais personne ne se demande s’il s’agit de l’artiste. »
Cependant la machine n’est-elle pas en mesure, grâce à son système neuronal en constante évolution, de peaufiner son style en parfaite autonomie ? L’artiste munichois met en garde : « L’IA peut imiter le style d’un artiste humain, mais manque encore pour l’heure de la capacité humaine à développer ou peaufiner son style, ou changer radicalement sa direction. » Il espère cependant que c’est une limite qui sera amenée à évoluer : « D’un point de vue artistique, je ne trouve pas cela particulièrement satisfaisant, et au final la machine que je recherche est capable de s’adapter et d’apprendre de l’observation du monde, et avec de la chance développera sa propre “vie” pour me surprendre encore. » Obvious nuance cet enthousiasme avec un réalisme très actuel : « Pour l'instant, le modèle ne garde pas d'enseignements d'un entraînement sur l'autre. C'est cependant un sujet qui est adressé dans le milieu de la recherche en machine learning en ce moment. »

Vers une nouvelle génération d’artiste ?

D’après le collectif parisien, les réseaux neuronaux appliqués à l’art s’inscrivent dans une contemporanéité technologique et comportementale : « Notre société est de plus en plus digitale. Ainsi c'est logique de voir des nouvelles pratiques artistiques non manuelles, comme on peut voir de nouveaux métiers digitaux qui apparaissent. » Et si pour le moment, l’accès aux compétences techniques nécessaires à comprendre et exploiter les algorithmes créatifs du GAN réserve leur utilisation à des artistes aguerris en programmation, le trio espère « que l'utilisation de ces modèles va se démocratiser dans un futur proche, et nous travaillons dans ce sens. Le principe de fonctionnement de ces modèles n'est pas si compliqué, et on peut imaginer qu'avec une interface dédiée, n'importe qui sera capable de créer avec des GANs, indépendamment de sa génération. »
Mario Klingemann, de son côté, n’hésite pas à parler d’avant-garde : « Des artistes s’en servent depuis des années, [l’IA] a fait son entrée dans les temples de la culture (musées et galeries) et le discours académique, et critiques et médias en débattent. Je ne vois donc pas ce qui manque pour en faire un véritable mouvement artistique. » Et d’insister sur le fait que contrairement à de nombreux artistes contemporains en vogue qui s’appuient sur « une armée d’assistants ou de maisons de production qui fabriquent leurs idées à partir de leurs instructions », l’utilisation d’un algorithme rejoint une forme d’art plus manuelle en ce qu’il est « plus honnête et direct puisque la plupart des artistes dans ce domaine écrivent eux-mêmes leur code. » Contrairement à Obvious qui s’appuie sur une puissance de calcul considérable pour générer ses œuvres à partir d’une base de données, l’artiste-codeur en résidence à Google Arts & Culture pointe l’accessibilité d’un art génératif : « Quand j’ai commencé, j’utilisais un vieux laptop et louais un serveur cloud pour 20 cents de l’heure. Aujourd’hui, on peut même entraîner des réseaux neuronaux gratuitement depuis son navigateur, par exemple à l’aide de Colab de Google qui fournit une puissance TPU sans coût. » Si depuis peu, et pour reprendre une maxime contemporaine, nerd is sexy, il devient aujourd’hui arty.

Advanced Creation n°2
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