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⁜  La photographie humaniste

Née dans les années 1930 en France à travers les viseurs de Robert Doisneau, Henri Cartier-Bresson et Willy Ronis, révélée outre-Atlantique par Dave Heath, Walker Evans ou Diane Arbus, la photographie humaniste a toujours entretenu avec son public un lien de proximité et d’empathie qui joue avec les émotions de part et d’autre de l’objectif. Sa pratique accessible et sans codes s’est démocratisée aussi bien auprès des professionnels que des amateurs dans une approche poétique d’un réalisme propre à une époque. Trois photographes aux intentions et projets différents rapprochent leurs expériences.

Aller au-delà de la seule émotion

Si les trois photographes ne peuvent éviter le poncif de la photographie comme véhicule de l’émotion, tous s’accordent à dire que la photographie de rue va bien plus loin. Pour Sebastian Jacobitz, c’est « l’interaction des gens avec leurs émotions » qui lui fait entretenir un rapport sincère, échantillonné sur le vif, avec ses sujets berlinois. Sa technique, qui écrase la profondeur et imprime une saccade aux lumières, fait appel à un flash à distance déclenché en basses lumières et à un RicohGR ou un FujiX100F. Si les plans serrés et les gros plans avec un flash si près du sujet sont un vrai défi à relever, il s’amuse de la réaction des gens : « Ils ne remarquent pas qu’ils sont le plus souvent le sujet de l’image. » L’idée, c’est « de créer la sensation de chaos que représente la ville. C’en est une description surréaliste, et j’ai l’impression qu’un cadrage hors des conventions appuie la représentation de cette sensation. » Pour Melchior Tersen, « c'est une sorte de constat dénué de jugement mais emprunt d'émotion et de tendresse », pour montrer « ce qui nous plaît comme nous révulse », précisant que « par convention comme par logique, c’est avec un regard bienveillant. » Il distille beaucoup de pudeur dans la crudité de ses sujets et de sa technique qui ne laisse rien dans l’ombre de son flash direct, parce qu’il se place lui-même au cœur des choses, essayant d’entrer dans la scène plutôt que de la figer : « Ces scènes sont présentes dans ma mémoire, et parfois il y a un rappel plus pudique qui a le même sens et là je le prends en photo : le sens est le même, le message aussi. » C’est par son père, un passionné possédant un reflex, que Dom Smaz vient à la pratique, et en passant à 23 ans trois mois à Rio de Janeiro, la ville de sa mère, qu’il se met à photographier des gens, « surtout des inconnus dans la rue. » Pour lui, la photographie humaniste est presque un legs, un prolongement naturel de ses racines et de son éducation, une flamme qui le brûle encore : « Je n’ai pas arrêté, et maintenant j’ai beaucoup de peine à m’intéresser à une scène sans une quelconque présence humaine. » Dans sa pratique de la photographie, ce qui compte, outre les sujets et les émotions qu’ils transmettent, c’est le contexte : « J’aime bien que l’on puisse se faire ses propres histoires en regardant les images, à l’inverse de la littérature où on va se faire ses propres images. »

L’humain est spontané, le photographe curieux

La valeur intrinsèque de la photographie de rue est la spontanéité, c’est guetter le bon moment pour appuyer sur le déclencheur en négligeant le plus souvent toute préparation préalable. Ce qui prime, c’est le regard porté sur son contemporain, s’imprégner de ce qu’il est : « Un regard nouveau peut être un allié de la découverte, car on a tendance à plus s’intéresser à tout ce qu’on ne connaît pas encore, à condition d’avoir l’esprit curieux », explique Dom, qui a réalisé pendant trois ans à Bahia, au Brésil, une série, Black Helvécia, sur les habitants d’une ancienne colonie germano-suisse dont il a découvert « les lieux et les gens sous toutes les facettes de leur quotidien. » Parfois, l’humain lui-même est absent, ou présent en contre-forme, dans ce qu’il laisse de lui. C’est une démarche que Melchior valorise : « La vie humaine est limitée et pourtant la mémoire de chacun continue de vivre après qu’on parte, elle reste avec des témoignages, des objets, des actions, des souvenirs incarnés par quelque chose de physique. » Il détaille : « Je ne voulais plus que la figure humaine soit au centre de mes photos mais plutôt ses réalisations, je ne voulais plus mêler des inconnus à mes histoires, et l’humain se moque bien de l’humain. Prendre en photo un SDF qui dort sur un paquet de cartons, même si je peux juger que c’est une angoisse importante de notre époque, aura peut-être moins d’impact que juste son lit improvisé. » Provoquer l’empathie sans sujet humain, c’est aller au-delà de l’apparence pour se focaliser sur le détail qui révèle spontanément une intuition : « J'aime l'imprévu, la surprise, l'étonnement. Et l'humain étonnera toujours, on est tous le héros de sa propre histoire et même si les histoires se ressemblent parfois dans les grandes lignes, elles sont toutes différentes dans les détails, et les détails peuvent en dire long. » Il faut creuser l’aspect primaire des choses pour s’accomplir dans la photographie de rue, et affûter son attention aux choses qui passent inaperçues est d’abord question de soi, en tant que photographe mais aussi être humain, comme le confie Sebastian : « Je pense que la photographie est d’abord et avant tout une représentation de soi-même. La plus forte influence sur mes images est donc ma propre humeur, bien que cela puisse changer en marchant à travers la ville, et ses rues peuvent aussi avoir une certaine influence. » L’œil attentif et le caractère curieux, le Berlinois est aux aguets : « J’essaie de garder mon esprit ouvert et je me laisse guider par les signaux de la rue. Il peut s’agir de son ou d’odeurs, tout ce que je peux capter avec mes sens. »

De l’intérêt documentaire à la lecture artistique

Parfois, la photographie reste de la pure photographie, un moment privilégié partagé avec les êtres qui peuplent son environnement immédiat, comme la pratique Sebastian dont l’objectif est de « décrire la ville, ses habitants et simplement la vie de tous les jours. Une bonne dose de “folie” se cache à la plupart des gens et mon but est de figer ces moments. » Pour cela, il privilégie la plus grande discrétion : « J’essaie d’influencer la scène le moins possible pour mettre l’accent sur la véritable personnalité de la ville. Quand les gens remarquent l’appareil photo, ils se comportent différemment. […] Je prends mes photos très près et si rapidement qu’on ne remarque pas ce qu’il se passe. » Pour Dom, dont l’œuvre reportage implique à la fois une thématique et une préparation, ainsi que l’imprégnation d’une culture et d’un quotidien différents, la discrétion est elle aussi primordiale, il veut « être, la plupart du temps, au plus proche des gens, en essayant de me faire oublier. Le but étant que le spectateur ait le sentiment de faire partie de la scène. » Pour sa série Black Helvécia, éviter tout sentiment d’intrusion tout en conservant les qualités d’investigation du reportage représentait un équilibre à trouver, mais l’accomplissement de l’objectif primait : « Je voulais montrer un mélange de scènes quotidiennes, de portraits, et de preuves matérielles de son passé. N’ayant que très peu de traces physiques de ce passé, je me suis concentré sur ce qu’il restait, les descendants de cette époque. » Melchior, lui, ne cherche pas le sujet mais le vécu, se veut davantage le témoin d’une époque que de son actualité : « Je ne me renseigne pas, je ne lis pas la presse, n’écoute pas la radio, ne regarde pas la télé et ne consulte pas internet, je n’ai aucune foi en ces canaux-là. » Ce qu’il veut c’est « photographier les enjeux de notre époque de manière curieuse et bienveillante, rechercher le sens des choses et en capter l'énergie afin de transmettre le choc ou l'émotion ressentis. » Son reportage à lui, ce sera donc le fan, du football à Johnny Hallyday aux festivals de métal, et il tirera de ces derniers un recueil de 500 pages de photos sur les vestes à écussons et les festivaliers qui vont avec, Killing Technology : « Le début de ce projet remonte à plusieurs années, la première fois que je suis allé au Hellfest. J’aimais ce mélange d’authenticité de fond et très pop en même temps dans la forme. Cela m’a fait coller et je suis rentré dans ce pan de la culture metal qui, comme toute chose, allait se faire récupérer par le mainstream tôt ou tard. » Et il ne se montre pas indifférent lorsqu’on qualifie sa démarche de projet artistique : « C’est effectivement au croisement du photoreportage, de la photo d’art et de la passion personnelle. […] Killing Technology, c’est la mentalité que j’avais quand j’ai mené ce projet, un rejet du monde moderne et de ses différentes formes. » Du reportage à l’essai, la photographie humaniste se regarde comme elle se pratique : avec curiosité et empathie.

Advanced Creation n°2
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