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Fonte : Combine par Julie Patard

PARABOLE AUX
ANTENNES

Un vertige le prit d'abord. Le centre de son crâne changeait progressivement de gravité, provoquant une oscillation verticale déstabilisante mais agréablement légère. Un sémaphore perdu dans l'humeur grise envoyait ses clignotements irréguliers en un message intranscriptible. Aucune confusion n'émergeait, seul se ressentait le délestage d'une partie de l'épaisseur du réel, déjà compris comme un phénomène temporaire. Le champ de vision, s'étourdissant par vagues pulsatiles, faisait sursauter les cailloux sur le trottoir, vibrer les façades stoïques, ourler les rares cumulus. Quelle altitude peut prendre le vertige lorsqu'on a les pieds encombrants d'un humain que la pesanteur lèche de sa langue de plomb ? Pas d'envol, mais bien la frustration de son fantasme, l'élan stoppé par soubresauts, comme un hoquet visuel à la cadence hypnotique. Quelle pitié de ne pouvoir faire triompher cet influx irradiant jusqu'aux chevilles, électrisant les tendons et perturbant la vigueur, chaque induction de chaque pas finissant par mourir dans un repli des orteils.

Les toits étalaient leurs déserts de tuiles à une hauteur narquoise, en d'inaccessibles étendues ocres rendues floues par le vrombissement des yeux. Accoudées au ciel comme à l'épaule d'un ami, des antennes vétustes exhibaient leur squelette gris. Quel frisson d'élévation ces escogriffes édentés pouvaient-ils bien ressentir, à profiter de leur aérienne inutilité ? Lasse de sa niche incessamment bousculée sur le macadam chauffé par le soleil, une poubelle béait vers l'injustice céleste en un braiment étouffé, tandis que sa voisine lui préférait le mutisme robuste d'un esprit terrestre, que la stabilité relative de ses roues entretenait dans une perpétuelle et irrévocable tension avec le sol.

Les orbites tintant et l'occiput en roulis, le marcheur continuait à marcher. Imperceptiblement sauf en lui-même, la flottaison le laissait tanguer entre les murs au crépis épais et docile, et les voitures indolemment parquées dans leurs cases. L'immobilité de ce décor à son tournis ancrait son trouble dans une sorte de défaut de sa volonté : la houle qui remuait son esprit le laissait dériver vers un imaginaire de moins en moins délibéré. Grésillante et électrique, une onde sonore ballotait ses tympans dans un mouvement d'écume vertical, se hissant à la limite de la perception puis retombant sur des fréquences bourdonnantes et graves. Le drone accompagnait le remous en va-et-vient acouphéniques, superposait son chuintement cadencé à l'équilibre pesant de la scène. Le déplacement de la marche recomposé par le kaléidoscope des rétroviseurs rappelait que l'animation de la scène n'était pas qu'une expérience intérieure. Barbotant jusqu'à ses oreilles, le pépiement d'un passereau venu recouvrir un moment le grésillement des tympans fut promptement ravalé par un nouveau reflux ronflant, tandis qu'une silhouette tremblotante finissait au loin de se fondre dans la joue bleuâtre d'une maison de ville.

Aucun îlot dans cette marée des sens ne surgissait pour soutenir le rêveur. Et de cette noyade engourdissante mouchetait un auguste symbole, progressivement se formait un volume sacré et enveloppant, tout autour du corps et de l'esprit, composé des myriades de particules sensitives projetées par l'agitation de ces vapeurs sonnantes. Sans masse, l'ovoïde évanescent se propageait autour, vibrant des mouvements lents et légers de l'illuminé flâneur et se nourrissant des nouvelles bourrasques de la tourmente spirituelle, comme si le picotement qui remuait sous son épiderme sublimait vers l'extérieur, en une épiphanie matérialisée en buée par la fièvre d'un songe éveillé.

Tout autour du marcheur, une brise légère respirait ce nuage chéri, inhalait le coton fantasmé dans un tourbillon délicat puis l'exhalait un peu plus loin comme une haleine chaude et vivante : une offrande de vie. Le gaz en goguette rendait à son créateur involontaire la liberté volatile d'une escapade aérienne que sa gravité, en mètres par seconde et sans doute en humeur, lui interdisait de prendre. Évaporés, les flots exprimés chatouillaient le calcaire fatigué d'un frontispice, se lovaient le long des pilastres jusqu'aux chevilles des garde-corps, s'enroulaient le long du biceps d'un chien imperturbablement affairé à suivre le vol d'un insecte, enrobaient le tarin indifférent d'une nounou persécutant un landau sur une marche d'escalier everestien, s'éventaient dans les moulins lents des rayons d'un vélo ahanant. La bouffée ne pouvant gagner les nuées, elle flottait comme des notes relâchées par un piano préparé, aux cordes tendues par des artifices divers, percutant les balconières rougies de soleil, les gyrophares muets et les boutiquiers tabagiques de sonorités sèches à la générosité sibylline. Cuivrés ou pincés, les timbres s'entrechoquaient avec espièglerie, se jetaient leurs accents aigres ou rauques comme on se lance des rires complices. Cet orchestre minime et tourbillonnant lutinait un passant insensible à son invisibilité, ou peut-être à sa pureté : les spores lui martelaient la peau avec la délicatesse d'une sonate et rebondissaient sur le cuir de sa veste éparsement, reprenaient avec une vigueur nouvelle le chahut de leur atonalité avant d'éclater secrètement un à un en kyrielles microscopiques propageant leur gracieuse cacophonie à d'autres échelles.

Incapable de rattraper la légèreté qui s'échappait de lui, l'appesanti éprouva subitement toute la densité tellurique de cette absence et sentit ses semelles marquer leur empreinte dans le goudron dur. La perte d'équilibre cessa abruptement, et provoqua un vertige inverse, descendant, écrasant. La sensation le gagna rapidement d'une mollesse nouvelle du sol, comme si sa solidité se relâchait, usée d'être foulée, comme si une spongiosité tourbeuse devait attendrir le contact claquant et répétitif des talons. S'enlisant un peu plus à chaque foulée dans un marécage télépathique, il réprimait la fièvre glacée de l'effroi, s'avouant un déficit de l'oreille interne pour se rassurer, mais parfaitement troublé par cette adversité. S'enfoncer devenait écœurant, et lever le regard vers la nuée animique envolée, définitivement perdue, ne faisait que contracter la morsure de l'angoisse. La succion chtonienne, dans un mépris résolu pour ces affres intérieures, accentuait son aspiration verticale, menait l'infortuné égrugé de son âme vers d'expiatoires tréfonds bileux où dérivaient dans des sucs phréatiques des corps condamnés, dépossédés de leur essence et rongés par la contrition.

La malléabilité soufreuse du trottoir transformait la rue en caldera. Les pneus des véhicules exsudaient une liqueur flave qu'une élasticité huileuse laissait lentement pleurer sur l'asphalte, le temps qu'elle s'insinuât entre les graviers, vers des abysses qu'une corruption gazeuse rendait opaques mais menaçantes de mystères. À quelques mètres, un chevalet publicitaire, piégé lui aussi par ces goudrons mouvants, faisait son possible pour libérer ses pieds d'aluminium de la mélasse où ils s'engluaient progressivement. Au loin, un lampadaire inclinait son long cou comme pour étancher une soif minérale à quelque source calcaire invisible, mais lui aussi en réalité s'enfonçait. Tout s'enfonçait. En réalité ? Après l'ivresse maritime et cahotante des premiers remous, cette nouvelle épreuve déroutante qui imprimait à la rue, et peut-être au monde pour ce qu'on en savait, un branle vertical ténébreux, la vérité effeuillée de ses promesses offrait un galbe velouté mais difforme. La crudité de cette immatière terrassait le badaud maudit, l'accablait encore dans un marais sirupeux entre gris et glauque, parcouru de racines qui n'osaient dresser une fleur dans l'infatigable étanchéité du sol cuit jusqu'à la crémation par le soleil et les hydrocarbures. Lui, à l'inverse, pénétrait cette gangue infernale plus vite encore que la décadence urbaine, et son thorax lui faisait l'effet d'une pincée de coton roulée entre deux doigts, l'empêchant de projeter sa peur plus haut qu'un chuintement du larynx.

L'irrésistible descente ne s'annonçait pas comme une déclivité rythmée par une progression volontaire, mais comme la digestion subie de divinités enzymatiques déterminées à arbitrer de leur humeur sacrée les turpitudes des morales perdues. Le jugé ne se prenait pas au jeu, mais l'humus muqueux l'avalait entièrement, et si sa respiration était rendue difficile par la pression lithosphérique et l'angoisse, il ne suffoquait pas. Au contraire, sa respiration devenait faible mais mesurée, apaisant du même coup une panique cardiaque et spirituelle que la périlleuse situation levait. Finalement le voyage était serein, décidé, et la circonspection se transformant en curiosité, le déchu se sentait agiter les orteils pour précipiter l'arrivée. Quelle arrivée ? La glissade entre les matières prenait de la vitesse, les strates se succédaient avec irrégularité, alternant émeraudes chatoyants et anilines sympathiques, cyans profonds et étains larmoyants, cent autres nuances psychotropes annonçant un destin chamarré et introspectif. Une idée de l'hérésie se dessinait en lui, l'impression de frôler le blasphème à ne savoir quelle fortune lui tendait ses augustes bras depuis ces hauts-fonds inconnus. Quel sort lui faisait dégringoler ces stases minérales ? Quelle faute inconnue l'avait prélevé aux réalités humaines pour l'empeser d'un sacerdoce géotracté ? Il ruisselait littéralement entre les roches. Si subtile la friction vrombissait contre sa peau désormais découverte, que son épiderme s'électrisait indolore et qu'une rocailleuse énergie se déversait en lui comme la profondeur : un torrent d'invisible répulsif au néant.

Il sentit pourtant le vide quand il arriva. Il ne fut ni bref, ni long, il fut laiteux comme une bouffée de craie et transcendant comme l'haleine de Japet ; la première dalle de la Voie lactée. Au milieu de cette nappe, un chœur faisait vibrer sa poitrine, enveloppant et délicatement dardant, il parcourait l'atmosphère nouvelle comme l'écho d'un message adressé aux mondes mais destiné à lui. La clameur était organique, vibrait de sang et portait l'espoir de la sève, relevait la glotte dans le mimétisme muet d'un chant sans paroles qui portait bas et fort une évolution proposée et acceptée. L'orphéon turgescent, gonflé d'innombrables identités nimbées des sonorités de leur émoi, ouvrait une à une ses singularités, gazait le voyageur de mélopées hypnagogiques et lui insufflait l'idée d'une conscience si vertigineuse qu'il en oubliait sa traversée souterraine. L'unisson babillait mille voyelles traînantes aux augures carillonnants annonçant une ontologie redécouverte, sédimentée par une transhumanisation géologique. Effleurant de l'aura l'omniscience de ce rhizome spirituel, l'enthousiaste suivait son intuition vers d'autres sensibilités, natures, temps, déités, s'évertuait à orchestrer cette multiplicité libre dans un effort vain pour rationaliser un rite anagogique.

Au seuil de la prophétie, l'ascète recouvrait des souvenirs, des réminiscences confuses d'une vie de gravité et de finitude, un rappel de ce que le Savoir efface, de ces vicissitudes disharmoniques que le désarroi nourrit. Décelant les confins de son humanité, il imprima avec force à son esprit un mouvement vertical, une élévation rétrograde qui le propulsa vers la surface et la fatalité. L'objection morale fut puissante et il regagna sa réalité beaucoup plus rapidement qu'il ne l'avait quittée, écorchant son âme jusqu'à la pupe à travers une écorce endurcie par la vitesse. S'exfiltrant vers la souffrance et une renaissance renaturée, il atteignit le macadam dans un jaillissement synaptogénésique douloureux mais vital, un torrent électrique et sanguin qui irriguait sa compréhension neuve d'un impulsion vive et rééquilibrante.

Vagant d'un regard qui cherchait encore son assurance entre les antennes ratissant le ciel et les poubelles appesenties sur le gravier, il restaurait sa conscience dans la matérialité, à rebours de l'infraterrestre révélation qui avait marqué la dernière... heure ? Journée ? Décennie ? Réfutant la parabole, il avant néanmoins quelque idée de l'indulgence supérieure à laquelle l'avait exposé le choix du retour. Se sentant presque redevable de fouler une condition inexplorée, il hissait sa lucidité hors des anfractuosités confortables de l'abstraction, revisitant progressivement la stabilité des choses, néanmoins sur ses gardes dans l'expectative d'un nouveau vertige. Mais l'attendu offrait son aplomb sensible et sa complexe routine, un paysage morcelé et irrésolu, une compagnie imprécise et voyageuse, précieuse dans ses paradoxes se découpant sur l'horizon de la ville et du destin.