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Fonte : Almendra par Ana Sanfelippo

Mouches philosophant sur la mort

Dans un réflexe compulsif, l’ivrogne, à deux déglutitions du trépas, convoque les dernières forces que ne lui a pas retirées sonalcoolisme morbide pour se pincer le nez, ainsi qu’il en avait pris l’habitude à chaque fois que sa soif rencontrait la frustration d'un cul de bouteille sec. Comme si l’idée même de son addiction pouvait encore le rendre nauséeux en un instant si décisif, le condamné presse de ses doigts râpeux l'appendice au point d'en gonfler encore les capillaires qui strient sa peau blême de filaments violâtres. Irrémédiablement, le ruissellement bileux s'estompe en affluents cramoisis, sondant la chair à la recherche d'un flux jumeau pour raviver couleur et débit, mais se tarissantsèchement dans la vase craquelée des narines et des bajoues, à quelques méandres seulement de leur source. Écluses infâmes, d'arides zones de peau contrariant la confluence des ruisseaux flétris s'étalent en regs caillouteux, où d’intrépidesméharées de mouches aiguisent leur abdomen sur des squames ciselées comme du silex. Combien de temps faudra-t-il aux insectes domestiqués par les sucs liquoreux pour tarir l’hydromel suinté par l’agonisant, et stopper leur festin vrombissant ?

Il n’est pas temps encore : symposiarque de ce banquet frénétique, un taon gras et velu, gavé par ces délices, grisé par l’éthylèneexhalant des pores du comateux, mène la dégustation, jouissant de son statut pour s’assurer l’attention et le respect de condisciples qu’unegourmandise putride tient servilement collés, aussi bien à la basane mortifère qu’au bourdonnement tonitruant et pompeux de leur hôte. Les tressaillements nerveux de la chair bientôt sans vie confirment leur discernement : le cycle des libations ne fait que débuter, le temps n’estpas à la contradiction, ni à la remise en question de l’autorité morale du bienfaiteur, pour l’heure assurément promis au repos élyséen. Péripatéticiens de circonstance, les diptères aux ailes habiles ont, comme les plus sages parmi les humains, cette vertu collégiale de ne tenir leurs séances qu’aux endroits et moments où elles sont les plus nourrissantes : lorsque le consensus estrassasiable.

Une mouche grêle et cuivrée, alarmée plus tôt par la précarité d’unrégime nécrophage et se rassurant, par confort et tradition, de son habituel limon fécal guetté à même l’arrière-train des ongulés, apaise ses préjugés aux premières succions du régal charnu, diluant ses protestations dans des gargouillis aussi acides que satisfaits, et une légitime réserve dans de juteuses mondanités. La mort a-t-elle meilleur goût que la merde ? Quoi qu’il en soit, piétiner la contingence semble s'appréciersans haut-le-cœur, et recroqueviller sur lui-même tout embryon de crise de valeurs. Zigzagant plus facilement entre les gravats de cellules mortes qu'entre les états d'âme, l'insecte s'entendpenser que chacun devrait savoir savourer la hauteur de sa morale à l’aune de la finitude, à plus forte raison lorsqu’il s’agit de la finitude d’autrui.

La conscience de l’agonisant est sur le point de faire une dernière foisface à elle-même : que restera-t-il de son œuvre de vie, quel sera le legs de décennies que les fuites dans de vaporeux états seconds auront rendues nébuleuses à l’instant du bilan ? Tout ce passé est effrayant et confus, encore troublé par la panique existentielle de ne pas savoir comment apaiser le jugement des mânes, et le siendu même coup, par une ultime vertu délestée de tout calcul moratoire ou purgatif : un acte désintéressé, néanmoins notable. Il réalise que corps et esprit ne le rendent plus capable de rien, mais dans un dernier souffle se rassure de sentir sa charogne striée jusque dans ses muscles par des rostres goulus et des abdomens fertiles : il sait maintenant que, dans le temps d’une démocratie de coléoptères, son corps pourrissant, foulé jusqu’à l’excès par des milliers de pattes et d’autres libertésque la sienne, sera consommé jusqu’à la couvaison. De cet ultime et orphique désintéressement de soi proliféreront de nouvelles générations de mouches avides de banquets épiphaniques et qui iront, en parfaits psychopompes, soulager à l’occasion une autre âme perdue de sa souillure originelle. Car rappelons-le : ces esprits volatilsont toujours su, avant même qu’on ne les envoie si bibliquement porter vengeance et jugement sur les rives du Nil, ramener l’être humain à l’acceptation de sa mortalité.