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ART | Chronique
À plusieurs (en débat), exposition au Frac Lorraine

À travers un parcours non linéaire qui entend refléter un « renversement des mécanismes habituels de travail », le Frac Lorraine approche la thématique de l’hybridité.

Définissant le « caractère de ce qui a une origine ou une composition mal définie » (lien), le thème de l’hybridité pose d’emblée les solives d’une plateforme ouverte qui cherche à rebattre les cartes des hiérarchies établies. À cet égard, faire appel à quatre artistes-commissaires issus de la diaspora africaine n’est pas anodin, d’autant que la représentation dans l’art de celles et ceux qu’on nomme les minorités continue d’alimenter les débats. Chaque artiste-commissaire s’est ainsi vu offrir la possibilité d’inviter contributeurs et contributrices.

Josèfa Ntjam est une artiste de l’interdisciplinarité, dont les œuvres combinatoires interrogent l’histoire humaine et ses mythes sis entre les espaces et temporalités. Dans des fictions prenant la forme de vidéos, d’installations, d’écritures ou encore de sculptures, elle prophétise des futurs potentiels pour mieux renvoyer à la question de l’ascendance. Pour le Frac, elle laisse diffuser une vidéo de 2020 conçue avec Sean Hart, intitulée Mélas de Saturne, dans laquelle une figure post-humaine glitchée scande « In the loneliness of collectivity, I am Persona ». Cet avatar composite et poétique, qui s’adresse à nous depuis l’avenir, témoigne d’une transformation conditionnelle du monde, et des héritages multiples qui pourraient la permettre. Brouillant les frontières spatio-temporelles, Josèfa Ntjam nous rappelle que dans tout agrégat d’origines, de technologies ou de croyances réside la singularité. Ce travail à quatre mains est complété par les œuvres de Borgial Nienguet Roger, Hugo Mir-Valette, Nicolas Pirus et Mawena Yehouessi (M.Y) : entre rituel et (afro?)futurisme, l’ancestralité et l’hybridité se partagent ici les médiums (collage mural, tissu, son, vidéo, lenticulaire…) et les individualités.

Enjeux d’identités

Le mythe encore, dans le commissariat de Tarek Lakhrissi, qui affuble une vaste pièce d’une teinte enflammée, en dialogue avec le folklore entourant la salamandre, symbole de feu, dont les queues géantes habillent la salle, suspendues ou déposées. Reliquats d’un animal à la résilience de survivant, ces appendices sans leur hôte d’origine rappellent que, contre la prédation, il est parfois imposé mais vital de se désolidariser temporairement d’une partie de soi. À cet enjeu sur l’identité répondent deux artistes qu’il a choisis pour compléter son message, deux peintres : Ibrahim Meïté Sikely et Inès Di Folco. Le premier peint des tableaux à l’huile figuratifs riches en symboles d’une culture populaire emmagasinée à l’adolescence, une représentation compatissante et narrative qui offre un regard authentique sur les influences mainstream, la famille, et la part d’individuation qui en découle nécessairement. La seconde prête ses soies aux mythes recomposés, aux icônes réappropriées : de pourfendeur de dragon, Saint Georges (2019) terrasse ici un démon épris d’une humaine, provoquant un déplacement de sympathie et de valeurs, tandis qu’un polyptyque encadré de tissu piaculaire transforme la famille en représentations religieuses, redisant l’importance de l’héritage et de la mémoire dans la consolidation de son identité et l’acceptation de son altérité.

Présentée comme une « artiste d’anté-garde » 1, Tabita Rezaire a choisi, quant à elle, de mettre en scène une cérémonie à la Lune numérique. Autel de convergence des spiritualités personnelles ou locales, cosmologiques ou chamaniques, les six écrans doubles qui composent la forme physique du Centre lunaire représentent autant de contributions-offrandes, témoignages ou plans fixes de l’astre, et, par extension, une multiplicité qui trouve sa conjonction autour d’un corps céleste dont l’emprise se projette sur les magnétismes naturels (les marées) et individuels (sensoriels, psychologiques). La constellation de contributions est toujours en cours de formation, et s’expanse en ligne, sur le site mooncenter.org, recueil d’énergies sonores (ambient, poèmes, expérimentations), dont l’installation au Frac donne un aperçu méditatif et onirique.

Isolements

Paradoxalement, ce qui ressort de la confluence de vitalités fédératrices de l’exposition À plusieurs, c’est la notion d’isolement : celui du rapport à l’inclusion, celui de la géographie et même de la temporalité, celui des valeurs ou de l’engagement… Trouver sa singularité dans une société où le collectif confine parfois à l’amalgame s’agissant des minorités, semble être, pour qui ne le vit pas, un exercice d’équilibriste entre le respect de son en-soi (géographie, sexe, handicap…) et la construction d’un pour-soi marqué par une culture dominante. Cela s’imagine comme un interstice précaire, souvent oppressant, où se façonne une personnalité aux influences multiples.

Apprécié pour sa ligne curatoriale engagée, le Frac Lorraine entend offrir une fois encore un pupitre aux expressions autonomes qui se confrontent aux us artistiques. C’est une dialectique indispensable mais cela pose la question de la responsabilité des lieux de diffusion institutionnels, de leur légitimité et de leur implication : jusqu’où ont-ils les moyens de remplir cette mission ? Comment se positionner autour d’un thème complexe et sensible sans institutionnaliser l’empathie ? Le récit du quatrième commissaire (lien), qui s’est finalement désolidarisé de l’exposition, révèle toute la tension qu’un positionnement curatorial politisé peut engendrer lorsqu’il est entrepris par un lieu comme un Frac. Kengné Téguia, « artiste noir, sourd, cyborg, séropositif », inscrit sa démarche dans une intersectionnalité revendiquée comme une singularité forte. Son travail sur le son aiguillonné par sa condition de malentendant, son refus de l’inclusion technologique forcée par un appareil auditif, son regret de perdre sa langue naturelle, celle des signes, au profit d’une articulation verbale ajustée à nos oreilles entendantes, génèrent une volonté de revendiquer ce vécu multiple, et de lui donner une forme qu’il adresse d’abord à ceux qui partagent ce vécu, quitte, comme on a pu le lui opposer, à « invisibiliser » son œuvre, du moins pour une majorité qui n’est pas confrontée aux mêmes enjeux sociaux discriminants. De cette exposition aussi hybride que sa thématique, aussi transversale que ses pratiques et aussi engagée que ses participants, il émane encore un débat autour de la perfectibilité d’un discours qui continue à se façonner aussi autour de ses contradicteurs.

1 Mawena Yehouessi, Réciprocités Sororités, texte accompagnant l’exposition À plusieurs, Frac Lorraine, 2020.

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